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5 novembre 2010

HISTOIRE D'ARCHITECTURE | UNE LECON DE PAYSAGE PAR MICHEL CORAJOUD


Michel Corajoud est connu comme étant l’un des fondateurs du renouveau du métier du paysage après 1968. Son parcours professionnel et son engagement dans la formation des paysagistes et architectes en font aujourd’hui un acteur reconnu. Chose importante, jusqu'au début des années 70, les paysagistes français étaient formés dans une filière de l'école d'horticulture, d’où peut-être un certain désintérêt concernant les questions de la ville et de l’architecture.


Il s’est fait une idée assez précise du rapport qu’il peut y avoir entre Paysage et Ville et tente de l'expérimenter à travers le concept d’espace ouvert*.
« L’enjeu théorique principal est d’éviter une artificielle séparation entre le tissu construit de la ville, qui revendique sa contemporanéité, et un parc, espace de nature, qui ne serait que le réceptacle boisé de nostalgies rurales.»

Dans cette continuité, l’une de ses revendications est d’imaginer la possibilité d’utiliser la trame du parcellaire de l’espace campagnard pour en faire la ville : sillons, limites des parcelles, territoire agricole orienté.
Ce qui nous a également intéressé dans le travail de Corajoud, c’est peut être son statut de paysagiste qui lui confère une sensibilité assez particulière dans ses propositions, ne négligeant pas le rapport à l’humain, et son bonheur...
Il déplore même que :
« dans la périphérie, d'autres échelles prévalent où le corps n’est plus référent principal, mais la nature, l’agriculture, la vacance, la friche, ...».

D’ailleurs, ces nouvelles visions de la pensée urbaine lui ont valu le grand prix du paysage en 1992 et le Grand prix d’urbanisme de 2003.
Pour finir, il place sa profession comme la plus compétente pour traiter les espaces ouverts :


«Le paysagiste pense le vide, alors que l’architecte a nécessairement pour commande de le remplir.»

SA MÉTHODOLOGIE

1/ Se mettre en État d’effervescence
C’est se poser toutes les questions sur le passé, le présent et le futur du site et du projet. Dans un même temps, c’est aussi formuler des hypothèses de travail et dessiner des propositions d’aménagement.
2/ Parcourir en tous sens
Posséder le don d’ubiquité : il ne faut pas se laisser fasciner par un point de vue unique.
Adopter un regard sensible : éviter les approches trop analytiques et/ou scientifiques souvent séparatrices et ne recomposant pas la réalité.
3/ Explorer ses limites, les outrepasser
Remettre en cause l’apparente légitimité des limites.
Refus de laisser le paysage se fragmenter en multiple terrain d’action aveugles les uns des autres.
Expérimenter les limites, leur nature : résistance / porosité / transparence
Arriver à déterminer les horizons véritables du lieu.
« L’horizon est la manière singulière dont une espace module son rapport avec ses voisins. Les espaces glissent les uns vers les autres, ils transgressent toutes les bornes, toutes les propriétés. Ils vont souvent puiser leurs qualités au-delà de leurs propres frontières: sur l’horizon.»

4/ Quitter pour revenir
Ne pas s’enliser dans l’analyse : il faut travailler en dehors du site, à travers des outils de représentation, pour ensuite revenir sur le site afin de confronter ses idées.
5/ Traverser les échelles
Créer des enchaînements spatiaux et temporels. Nombreuses correspondances entre éléments constitutifs : du local et du global.
6/ Anticiper
Regarder le territoire de manière dynamique.
Immiscer durablement le projet dans le réel avec un minimum d’énergie.
Projet = souvenir + anticipation 7/ Défendre l’espace ouvert
Opposer à l’encombrement systématique de l’espace.
Ne pas tout tenir, tout construire, tout recomposer qui amène à une surcharge général du paysage.
Faire un projet, c’est ordonner les choses, mais aussi souvent se priver de le faire
8/ Ouvrir son projet en cours
Le projet à comme visée ultime la transformation et l’amélioration des lieux, mais il est, avant cela, une méthode. Un enchaînement de décision qui ont conduit à la forme proposé.
Rendre compte de cela, c’est donner les moyens d’intervenir judicieusement sur le cours du projet.
9/ Rester le gardien de son projet
Rester gardien de son projet, ne pas se laisser envahir, accaparer et détourner.
Garder le fil, une cohérence, unité de mise en forme.



UNE MÉTHODOLOGIE AU PROFIT DU PROJET

La suite de cette analyse, nous avons choisi 4 points de sa méthodologie qui nous ont semblé pertinents à approfondir à travers des projets, tout en restant sur la thématique des espaces ouverts.


1/ Parcourir en tous sens : L’exemple de la Cité Internationale [Lyon]
Corajoud cherche à déterminer de la façon la plus exhaustive que possible, les composantes des sites. Dans cette perspective, nous avons choisi l’exemple de la Cité Internationale de Lyon, dont il a réalisé les aménagements extérieur en collaboration avec Renzo Piano.
Dès l’origine du projet, Corajoud avait la certitude que tous les éléments existants sur le site - la digue, les quais hauts et bas, les anciennes constructions, les frondaisons de platanes, le parc de la Tête d’or lui même étaient issus d’une même dynamique : celle que le fleuve suscite et impose.
Pour se faire, il a remonté maintes et maintes fois les rives sur plusieurs kilomètres en amont pour regarder comment le fleuve, libre encore du dessin de la ville, investi plusieurs lits, sur un vaste territoire. Il montra que la dynamique du fleuve induit une occupation de l’espace par strates longitudinales: longs bancs de gravier en bourrelets, basses rives en cordons de sable fin, diverses levées de terre, différents étages de végétation, des digues ou quais extrêmement linéaires, ... Dès lors, son travail consista à maintenir, à révéler et renforcer ce système de strates parallèles aux berges. (Entrée du fleuve dans la ville-> progression végétale/minérale contraint par la ville).
Cette lecture du site à travers ses différentes composantes est ce qu’il appelle l’évidence du "déjà là", ou l’évidente soumission aux composantes géographiques ou historiques, structurantes du lieu.
2/ Explorer ses limites, les outrepasser : exemple de Fourvière [Lyon]
Avec ce projet on peut comprendre assez bien la démarche de Corajoud: il va au-delà de la demande du commanditaire. Ici, la ville de Lyon cherchait à requalifier une colline de jardins ouvriers afin de les réorganiser, marquant ainsi fortement ce lieu emblématique.
Après avoir parcouru le site et observé une certaine intelligence vernaculaire dans les modes d’implantation, il est devenu impossible pour Michel Courajoud de se séparer des jardins ouvriers. Pour répondre tout de même à la demande, l’étude s’est portée sur ce qu’il y avait au-delà. Un ancien fort a été découvert : surplombant les jardins et permettant ainsi d'unifier le paysage de cette entrée de ville.
Le projet proposé est économique : pas de destruction ou de construction, mais juste l’aménagement des abords de ce fort, ainsi que la restauration du mur d’enceinte de 200m de long. Il crée ainsi un élément à la forte linéarité, permettant de défragmenter le site, de créer du lien dans le paysage.
Ce projet, non réalisé, démontre bien une certaine étique qu’il cherche à véhiculer dans sa méthodologie. Il ne se borgne pas au site propos : il explore le territoire à travers chacun de ses niveaux de complexités pour aboutir à une proposition réfléchie et justifiée.
3/ Traverser les échelles : exemple du Plan paysage de l’Isle d’Abeau
Le travail qu’il a mené à l’Isle d’Abeau représente assez bien cet axe de travail. L’équipe de M. Corajoud a été appelé pour la réalisation d’un plan paysage pour la ville-nouvelle de l’Isle d’Abeau. Son étude devait aider les aménageurs à préparer l’arrivée de nouveaux quartiers d’habitation.
L’implantation du site de l’Isle d’Abeau offre la possibilité d’intégrer les différentes échelles spatiales. Corajoud a mis en place un travail sur les plans successifs composant le paysage pour comprendre la structuration de l’horizon, mais aussi orienter et diriger le regard à travers l’espace. Trois échelles sont à traiter : celle de la proximité (petit vallon, drapé des collines), le second plan (la vallée, fédératrice potentielle des unités urbaines de la ville nouvelle), et les grands lointains (la chaînes des alpes). Cela crée ainsi des compositions particulières au site.
A travers cette analyse, Corajoud a démontré que les formes urbaines, jusque là produites, n’étaient pas compatibles avec le paysage environnant. La multiplicité des éléments composant la ville encombrent l’espace, d’un point de vue sensible.
Par rapport aux autres constructions de la ville, le "village de terre" reste un contre-exemple, selon lui. La distribution des immeubles est telle qu’elle met en perspective toutes les échelles. L’outil qui s’est révélé le plus pertinent pour le montrer fut les croquis instantanés révélant cette "grammaire du paysage". Les plans de lecture du paysage sont hiérarchisés et la structure urbaine est en relation avec le grand paysage : les espaces publics sont orientés vers les campagnes. Il y a un réel choix de faire interagir la ville et la campagne.

4/ Défendre l’espace ouvert : exemple du Parc Gerland [Lyon]
Pour ce point, nous avons pris l’exemple du Parc Gerland. Ce projet est intéressant par sa composition spatiale simple.
M. Corajoud proposa des solutions paysagères qui agissent selon un système économique avantageux, défendant un espace ouvert dans un quartier en constante requalification et à la pression foncière forte: CSI, Halle Tony Garnier, Stade Gerland, Universités, P4, bureaux, Port de Lyon, ...
Pour se faire, il a mis en place une grande prairie de plus de 7ha, ouverte aux jeux et rendant accessible une partie des quais du Rhône à la population. En zone urbaine, ce type d’espace est rare et c’est une réelle opportunité pour la ville de Lyon.
En parallèle, un jardin linéaire de 40 par 600m appelé « Mégaphorbiaie », agit comme un espace de transition avec les zones humides. Cela permet au jardinier et à la population de créer de nouveaux liens avec le fleuve.
L’intérêt de la prairie, c’est également son faible coût d’entretien, qui permet d’investir ailleurs. Dans ce sens, c’est l’ensemble des qualités de cet espace qui sont exploitées et valorisées (paysage, rapport sociale et économique).

Conclusion
Nous avons cherché des exemples d’acteurs partageant l’idée qu’il est important de traiter le projet urbain en réintroduisant des espaces vides, en prenant en compte les espaces non bâtis.
1/ Comparaisons
-Projets de Desvigne
Michel Desvigne est l’un des disciples de M. Corajoud. Il a cependant une démarche qui lui est propre acquise aux Etats-Unis. Il porte, lui aussi, un grand intérêt aux méthodes nécessaires afin de transformer la périphérie de nos villes.
Cependant il considère que la géographie physique doit jouer un rôle plus important, et c’est peut-être là qu’il se distingue de son professeur. Alors que Corajoud est plus attaché aux traces laissées sur le territoire par l’activité humaine, Michel Desvigne considère la référence géographique comme étant un élément fondamental.
"Les milliers d’années qui ont fabriqué les méandres d’un fleuve, comptent parfois davantage que les décennies d’utilisation industrielle et leurs traces".
En effet, à Greenwich, sur un ancien site industriel arasé par une sévère dépollution, il reconstruit en lieu et place du parc urbain que lui demandais Richard Rogers, la forêt alluviale présente originellement (douze mille arbres plantés sur vingt-cinq hectares).
- Eric Sanderson
Nous avons été séduits par l’approche très contemporaine et analytique d’Eric Sanderson,
(paysagiste au sens écolo du terme) et tout particulièrement ses recherches: the Mannahatta Project pour la ville de New York. Grâce à une base de données d’images et de cartographies anciennes, compilées et minutieusement géolocalisées à l’aide d’un algorithme unique, il a réussi à reconstituer de façon précise le paysage qui prévalait avant l’installation de l’Homme sur l’île de Manhattan. Il en a tiré un modèle tri dimensionnel tout à fait bluffant, qu’il réutilise afin de réinjecter dans des propositions assez radicales des fragments de ce qu’était l’île avant sa colonisation. Il réutilise les espèces autochtones qu’elles soient végétales ou animales dans leur configuration initiale, afin de reformer, avec une certaine nostalgie, des îlots d’espaces ouverts, comme si la nature, dans sa forme originelle, reprenait le pas sur le présent.
 

Une présentation qu’il faut absolument visionner: son TED talk où il décrit l’élaboration du script et ses résultats.
http://welikia.org/explore/mannahatta-map/
http://www.ted.com/talks/podtv/id/655


2/ Critiques

Michel Corajoud, juge lui même n’avoir "pleinement réussi" que ses parcs et "dès que les questions de la transformation urbaine et de l’habitat ont été en cause, les idées que j’ai apportées, aussi utiles pouvaient-elles sembler, ont été mises en échec." Le fait est, que la plupart de ses projets qui ont aboutis sont des parcs. On peut donc noter un certain écart entre son discours et ses projets. Selon lui le paysage, et les espaces ouverts doivent engendrer l’élaboration du tissu urbain. Or peu de ses réalisations se situent dans les périphéries des villes : il lui est donc difficile de mettre en pratique certains de ses principes.
Le fait que les paysagistes soient limités dans leurs projets peut être une explication : ils sont dépendants des commandes et de leur statut face à l’architecte et l’urbaniste. Ils n’ont peut-être pas les moyens de mener à bien leurs propositions, d’en défendre la cohérence dans un processus de réalisation. Cependant, le regard du paysagiste est de plus en plus présent dans la gestion du territoire. La sensibilisation et la valorisation du paysage est une pratique de plus en plus rependue.
Concernant leur formation, elle est basée essentiellement sur la gestion de l’environnement et ne leur permet de traiter que partiellement l’intégration du bâti. Cela se ressent dans les projets de Corajoud et Desvigne où ils éprouvent certaines difficultés à faire interagir ces deux modes d’occupation de l’espace (vide et plein).
Dans un autre registre, l’approche de Sanderson est beaucoup plus radicale. Il tente de dépasser la question de limite entre ville et territoire. Il réinterroge les types d’occupations possibles par les espaces naturels en milieu urbain, et leurs relations.
L’une des critiques possibles concernant les propositions de Sanderson, et des autres dans une autre mesure, est qu’ils restent très partisans et qu’ils tombent souvent dans le vis inverse, où la Nature est bâtie par dessus la Ville.
A travers cette étude, on a développé une véritable envie de voir émerger une typologie urbaine mixte et innocente, alliant ville et campagne dans un rapport d’interdépendance et non pas de dominations respectives.

Bibliographie
Dir. A. MASBOUNGI, Penser la ville par le paysage, la Villette, Paris, 2002, 97p. (Projet urbain)
Dir. A. MASBOUNGI, Grand Prix d’urbanisme 2003, Direciton générale de l’Urbanisme de l’Habitat et de la construction, Paris, 2003, 74p.
A. LOUBIERE et A. ZIMMERMANN, Michel Corajoud, "La ville diffuse dans les traces du tissu rural", Urbanisme, n°338, Sept.-Oct. 2004, p48-50
M. CORAJOUD, Le paysage, c’est l’endroit où le ciel et la terre se touchent, Actes Sud, Arles, Fév. 2010, 272p. (Collection paysage)
Dir. V. PROSZYNSKA, Michel Corajoud, Hartmann, Paris, 2000, 159p. (Visage)
Y. CHALAS, L’invention de la Ville, Economica, Paris, 2000, 201p. (Villes)

* Définition de l'espace ouvert :
Nous définissons l’espace ouvert comme étant : l’ensemble des espaces agricoles, forestiers et milieux naturels. Ce sont donc des espaces "vides", non occupés par des constructions et principalement situés à la périphérie des villes.
Écrit et illustré par : Charline S., Marine C., Neil H.

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